SCIENCE-FICTION En septembre 2022 la société chinoise NetDragon Websoft, a annoncé la nomination d’un robot doté d’une intelligence artificielle, comme PDG. Le début d’une nouvelle tendance ?
- En septembre 2022, une société chinoise nommait à sa tête un robot humanoïde guidé par une intelligence artificielle, une première mondiale.
- Une tendance appelée à se développer ? Pour le savoir, nous sommes allés en 2050 où le cas ne fera plus exception.
- Une bonne nouvelle pour certains employés, rêvant d’un monde plus juste et efficace, mais un pas de plus de la déshumanisation dans le travail.
Nous sommes le 5 octobre 2050. Comme toute personne vivant son premier jour dans sa nouvelle entreprise, La Corp, Fabien Miran est un peu stressé. Au-delà de l’appréhension classique de savoir s’il va bien s’entendre avec ses collègues et être performant dans son nouveau métier, un autre point le tracasse : le PDG de sa nouvelle boîte n’est pas un être humain, mais un robot guidé par une intelligence artificielle (IA), monsieur Bollorinator.
C’est loin d’être une nouveauté : dès septembre 2022, la société chinoise NetDragon Websoft, leader des jeux vidéo et des services d’éducation en ligne du pays, avait annoncé la nomination d’un robot doté d’une intelligence artificielle, nommée madame Tang Yu, comme PDG. A l’époque, il s’agissait d’une première mondiale. Depuis, les PDG artificiels ont conquis de nombreux comités de direction, au point que le fils de Fabien Miran, a déjà eu une intelligence artificielle comme patron lors de son stage. « Ça s’est plutôt bien passé », dit-il à son père pour essayer de le rassurer.
Un patron 24 heures sur 24, 365 jours par an
Qu’ils se rassurent, les machines ne sont pas majoritaires dans les directions d’entreprises et ne risquent pas de le devenir. « Les intelligences artificielles sont encore très loin d’égaler les capacités d’un vrai cerveau, particulièrement en termes d’improvisation et d’émotions. Le monde, en 2050 ou même après, aura toujours besoin de grands patrons bien humains », séchait à l’époque Thomas Coutrot*, chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales et co-auteur de Redonner du sens au travail (2022, Edition Le Seuil). Impossible donc, même en 2050, de voir des IA diriger tous les secteurs. « Elles ne marchent que pour certaines entreprises et pour des tâches bien spécifiques : la gestion des congés, des horaires, les remplacements, la distribution de salaire », rajoutait Maithe Quintana, créatrice et présidente du Centre National de l’Innovation Pédagogique (CNIP) en 2022*.
Malgré leur côté minoritaire et son appréhension, Fabien Miran estime que l’arrivée des robots à la tête des directions est une chance. On parle ici d’un poste important. Ce robot ne demande pas de salaire et bosse 24 heures sur 24. « En matière de gain économique et de productivité, on ne peut pas rêver mieux, c’est un énorme bonus », s’enthousiasmait Bernard Vivier, directeur de l’Institut supérieur du travail de l’époque*. Un salut pour Fabien : « Ça fait de sacrées économies pour les entreprises, et ça permet de plus recruter de simples salariés que moi ». Sa femme, syndicalisée, se plaint que les patrons artificiels licencient sans la moindre émotion. « M’enfin, dès ma jeunesse, il y avait des entreprises qui mettaient à la porte des milliers de salariés sans une larme du patron. Ça ne change pas grand-chose », nuance le quinquagénaire.
La fin des discriminations ?
Dès son premier jour, Fabien remarque quand même de sérieuses différences : Monsieur Bollorinator, l’accueille non pas par le traditionnel serrage de main un poil chaleureux, mais avec un message de bot listant les commandes précises à réaliser dans le mois, ses droits en congés et sa possibilité de changement horaire. « C’est un peu impersonnel, lui confirme Aziz, son collègue au travail. Mais on est là entre simples gens pour se serrer les coudes. Les patrons humains, ça n’a pas forcément beaucoup plus de cœur », sourit-il.
Pour ce jeune trentenaire, la percée de l’intelligence artificielle s’accompagne d’une promesse forte : la fin des discriminations au travail. « Une machine, ça se moque bien que mon prénom soit typé, ou que notre collègue ait un handicap. Ça analyse froidement un CV, des chiffres de productivité et basta. Je préfère de l’impersonnel à des salauds », témoigne l’employé.
Une vision sans doute un peu idéalisée, à en croire Thomas Coutrot : « En théorie, l’intelligence artificielle supprime les discriminations, conscientes ou inconscientes. Mais la pratique a montré que ce n’était pas aussi simple. Notamment parce qu’une intelligence artificielle va comparer les profils qui arrivent aux CV de ceux qui ont déjà tenu le poste, ou eu une promotion par exemple, reproduisant donc les biais préexistants. » En 2016, Microsoft avait lancé Tay, un chatbot censé discuter avec les adolescents sur les réseaux sociaux. Une expérience qui aura duré seulement huit heures et 96.000 tweets, avant que le bot soit désactivé pour avoir tenu plusieurs propos racistes, et notamment avoir nié l’holocauste. Créer par des humains, interférant avec des humains, les intelligences artificielles adoptent vite certains de nos défauts.
Répéter oui, s’adapter non
Le pire de l’homme, sans forcément le meilleur ? Le fils de Fabien Miran voulait se montrer rassurant pour son vieux père et il a soigneusement caché que l’entreprise de son stage, spécialiste de pokebowl, a fermé. La boîte n’a pas su s’adapter à la crise du quinoa en 2047 à la suite du conflit mexicano-bolivien et a déposé le bilan. Avoir un patron qui bosse 24 heures sur 24, c’est bien, mais ça ne fait pas tout : « Les intelligences artificielles peuvent être plus performantes qu’un humain sur des situations qu’elles connaissent déjà et pour lesquelles elles sont programmées, mais pas pour l’imprévu ou gérer des situations totalement inconnues. On était bien heureux en 2020 avec la crise sanitaire d’avoir des patrons humains, une machine aurait été perdue », confirme Maithe Quintana.
Un manque d’adaptation qui s’applique aussi dans la vie de tous les jours. Les intelligences artificielles savent-elles vraiment gérer les situations très spécifiques que vivent certains salariés, comme une fausse couche, le suicide d’un proche, mais aussi une dispute entre collègues ou une histoire d’amour au bureau, s’interroge l’experte.
« Il faut juste espérer que les choses se passent comme elles se doivent se passer », philosophe Aziz. La Corp connaît des résultats records depuis la prise de pouvoir de l’intelligence artificielle : « Aucun humain ne ferait mieux que Bollorinator. Il a redressé l’entreprise, calcule tout le temps les meilleures choses à faire, et travaille H24. On ne pourrait pas avoir meilleur patron. » Et oui, même en 2050, il reste des fayots.
Remettre de l’humain
Un discours dithyrambique auquel a du mal à adhérer Fabien, pas mal frustré de ne pas avoir rencontré une vraie personne au moment de se présenter à son PDG. Sans doute la plus grosse limite pour Florence Benichoux : « Le monde du travail a aussi besoin de l’humain, de relationnel, de cœur, de tactile ». Déjà, au début du siècle, « il y avait une perte d’humanité dans les entreprises, ce qui entraînait du désenchantement au travail », poursuit l’experte. Même crainte chez Bernard Vivier : « Une boîte, ce n’est pas que de la production, c’est aussi du sens et des liens sociaux. Et l’homme sera toujours meilleur à ça qu’une machine. »
La plus grande peur pour Florence Benichoux est de voir un monde du travail à deux vitesses, où avoir un patron humain serait devenu un luxe : « Dès qu’on dépasse les chiffres, on voit bien que l’intelligence artificielle ne fait pas le poids. Et encore, même en matière de production, les employés se dévoueront beaucoup plus pour une entreprise humaine. Avoir du cœur, de l’émotion, de l’empathie, de l’humanité au sein de sa direction doit rester un prérequis dans le monde du travail, pas une denrée rare. »